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Après 25 années passées à Marseille, Fanny Broyelle devient secrétaire générale de Pick Up Production en janvier 2018. Quelques mois plus tard, la nouvelle nantaise est au cœur de Transfert. Comment faire travailler des artistes avec des urbanistes et des institutions ? Comment le projet permet à ceux qui ne se croisent jamais de se rencontrer ? Fanny Broyelle nous explique comment l’underground et la culture populaire cohabitent pour le meilleur.


Comment décrirais-tu les relations entre les artistes, les entreprises privées et Pick Up Production ?
C’est toujours compliqué, car les gens vivent dans des mondes différents. Les acteurs du privé sont dans des schémas organisationnels assez linéaires alors que les artistes basent leur travail sur l’intuition et l’inspiration. Et puis tu as le monde des institutions qui a besoin de savoir ce que va donner le projet final alors que nous sommes allés vers eux en leur disant « on ne sait pas ce que Transfert sera en 2022, ni même en 2018 » (rires !). Nous voulions présenter une ambition générale, c’est-à-dire créer une utopie à partir d’un désert de 15 hectares où tout est permis et leur expliquer que le plus important n’était pas la destination, mais bien le voyage.

La finalité du projet comprend donc aussi ses écueils et ses impasses ?
Si l’on a une intuition, il faut la tester sans avoir peur de l’échec. Nous ne sommes pas des architectes ni des aménageurs, sur ce sujet, nous sommes complètement profanes et naïfs. C’est finalement notre force, car on peut tout se permettre et tout imaginer ; il n’y a pas plus contraignant que d’être expert en quelque chose.

Comment avez-vous convaincu les institutions publiques avec un projet aussi expérimental ?
Tout est basé sur la confiance. L’historique de Pick Up Production, c’est 14 éditions d’HIP OPSESSION, l’exposition Entrez Libre dans l’ancienne maison d’arrêt, Villa Ocupada, etc. La structure a démontré son sérieux auprès de ses différents partenaires financiers, notamment en jonglant avec des financements publics et privés bien avant beaucoup de structures culturelles qui ne se sont interrogées là-dessus qu’après l’assèchement récent des financements publics. Les questions liées à la rentabilité ne nous sont pas étrangères, alors que c’est souvent une hérésie dans le monde culturel qui se pense « au-dessus de ça ».

Le financement de Transfert a-t-il fait grincer des dents ?
Forcément, d’autant plus qu’à l’échelle du territoire (même national), des projets comme ça, financés par de l’argent public, cela n’existe plus !

Comment s’est déroulée l’inauguration de Transfert, le matin du 1er juillet alors que la Nuit du Van battait encore son plein ?
C’était magique ! Il y avait un mélange improbable de publics : les fêtards de la veille, les familles, les curieux et des élus et institutionnels. Bien sûr, certains étaient interloqués, mais personne ne se jugeait. On parle souvent du mélange des publics, mais dans les faits, les gens ne se rencontrent que très rarement… Ici, c’est un peu comme un stade de foot où, peu importe d’où tu viens, combien tu gagnes ou en quel dieu tu crois, tout le monde est là pour voir la même chose et vibrer ensemble.

Pourquoi est-il si difficile de croiser les publics ?
Nous sommes dans un monde qui cloisonne tout (les gens, les cultures, les activités, etc.), surtout en Europe d’ailleurs, où il est très compliqué de se défaire d’une étiquette. Cet entre soi permanent nous perd en tant qu’êtres humains. Notre richesse, c’est justement notre diversité. Personne ne pense pareil, ne se comporte pareil, ne mange pareil…

Si Transfert est un lieu de vie où l’on se nourrit, on boit, on rit, pourra-t-on y dormir un jour ?
C’est un projet que l’on a dû mettre de côté pour une question de temps et de budget, mais il trotte encore dans notre esprit (rires).

Et quelles sont les relations avec les habitants du quartier ?
Certains se sont plaints du bruit, on a donc fait beaucoup d’efforts en termes d’horaires et de décibels. Pour l’instant, le contact avec eux n’est pas rompu. Quant au camp de « migrants européens » comme on dit, qui est mitoyen du site, les enfants passent toute leur journée à Transfert, tout comme les mamans et certains papas. Ils sont les bienvenus et se sont complètement intégrés au lieu et voient des spectacles auxquels ils ne seraient probablement jamais allés. Nous sommes obligés d’imposer des interdits qui sont souvent bravés (rires), mais cela nous apprend à être parfois plus souple. C’est aussi ça, le « vivre ensemble » !

Vous voyez donc Transfert comme une utopie du « vivre ensemble » ?
Oui, c’est un endroit où l’on peut se dire « je ne sais pas où l’on va, mais on y va ensemble ». Plus personne ne tient ce discours aujourd’hui, car l’individualisme et le consumérisme prennent malheureusement le pas sur tout. Ce qui nous différencie des animaux, c’est cette capacité à nous raconter des histoires. Si l’on ne se raconte plus rien, on est mort !


Propos recueillis par Pierre-François Caillaud (rédacteur en chef du Magazine Grabuge)