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Depuis 2008, L’Agence Nationale de Psychanalyse Urbaine sonde les territoires et les villes comme des personnes à part entière. Clémence Jost, architecte de formation et « attachante de production » de cette association artistique depuis quatre ans, installe Transfert et Rezé sur le divan.

Comment l’ANPU est-elle entrée en contact avec Pick Up Production ?
Comme un médecin ne va pas chercher ses patients, ce sont eux qui nous ont contactés. Pick Up Production voulait que nous psychanalysions Transfert, Rezé et bien sûr Nantes Métropole en extrapolant. On parle d’un projet exceptionnellement long pour l’ANPU, qui s’étend sur trois ou quatre ans.

Vous ne pouvez pas installer Transfert ou Rezé sur un divan. Comment psychanalyse-t-on une ville ou un projet ?
Pour cette première année, nous avons commencé par des « opérations divan » sur le marché de Rezé, c’est à dire qu’on installe une trentaine de transats sur un trottoir, on enfile une blouse blanche, puis on soumet un « questionnaire poétique » (ex : « si votre ville était un animal, lequel serait-il ? » etc.) à ceux qui veulent se prêter au jeu.

Sont-ils réceptifs ?
Oui, les architectes et les urbanistes ont un peu volé le sujet « ville » aux habitants, en créant parfois un vocabulaire indigeste. Les gens veulent se réapproprier cette thématique ! Nous avons aussi rencontré le responsable des archives de Rezé, des patrons de bar, François Delarozière (scénographe et metteur en scène des Machines de l’Île), un ébéniste et des utilisateurs de Transfert le temps de trois permanences sur le site. L’idée est d’établir un diagnostic « sensible » du territoire pour nourrir le projet urbain. D’ailleurs, on va sûrement rencontrer les urbanistes du futur quartier. Je ne sais pas à quel point ils seront ouverts à nos propositions, mais si on peut planter une graine, ce sera déjà une victoire.

Il est bien trop tôt pour tirer des conclusions, mais quelles sont vos premières observations ?
La grande révélation de ces « opérations divan », c’est la scission Nord/Sud. La plupart des gens nés dans la partie Sud-Loire y restent. Même lorsqu’ils déménagent, ils ne vont pas vivre au Nord. L’inverse est aussi vrai.

Comment l’expliqueriez-vous ?
Cela remonte aux origines du territoire. Il faut savoir qu’avant Jésus-Christ, la ville de Rezé était beaucoup plus grande et commercialement ouverte sur le monde que Nantes qui n’est qu’une bourgade se protégeant derrière ses remparts. Au troisième siècle, les berges rezéènnes se sont ensablées, ce qui a entamé le déclin de son port. Parallèlement, Nantes s’est, elle, agrandie. On pourrait voir les deux villes comme des sœurs dont l’une s’est fait rejetée par sa mère, la Loire en l’occurrence.

En quoi cela influe sur leur profil psychologique ?
Rezé est une ville de résistance. D’ailleurs, au début du 20e siècle, Nantes a annexé Doulon et Chantenay avec succès, mais pas Rezé. 40 ans plus tard, il y a eu un référendum pour l’intégration de Rezé à Nantes, mais les Rezéens ont dit « non ». Dans cette ville, il y a même un rond-point qui illustre cette scission : d’un côté, il comporte des tuiles, de l’autre, ce sont des ardoises et la Loire est représentée au milieu, comme la faille entre les deux. Je crois qu’il faut créer une cérémonie cathartique de réconciliation !

Sortez-vous du champ psychanalytique qui ne propose pas de solution ?
Oui, nous proposons des projets sous forme « d’urbanisme enchanteur ». Mais il est encore trop tôt pour cela. Par ailleurs, on travaille aussi avec Pick Up Production sur la mise en récit du futur quartier, sur l’histoire que l’on va raconter.

Quelle est l’importance de créer un récit autour d’un lieu ou d’une ville ?
Cela produit du sens, mais aussi le sentiment d’appartenir collectivement à un lieu. La fiction raconte toujours quelque chose de réel, ou au moins elle le questionne.

Les villes se racontent-elles assez ?
Les villes collectent des données. C’est très bien, cela créé de la rationalité, mais en aucun cas du récit. En revanche, certaines se racontent trop, notamment à cause du marketing territorial qui fait école aujourd’hui. Lorsqu’une ville ne travaille que son image extérieure, elle ne parle plus qu’aux touristes et ses habitants peuvent se sentir oubliés.

Psychanalyser une ville permet-il de la soigner ?
Prendre conscience de certains sentiments refoulés de l’inconscient collectif peut apaiser une ville, participer au « vivre ensemble », même si je déteste cette expression. Je parlerais d’ailleurs de « survivre ensemble » vue l’état du monde.

Pour aller plus loin : l’ANPU a participé aux Rencontres Éclairées (« Fabrique d’un imaginaire : quand le récit nourrit l’identité d’un territoire »), le 1er octobre 2020, à Transfert. Plus d’infos : ici.

Propos recueillis par Pierre-François Caillaud (rédacteur en chef du Magazine Grabuge).
Photo © Grabuge