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Architecte et urbaniste, Frédéric Bonnet mène les études prospectives du futur quartier Pirmil-les-Isles pour l’agence Obras dont il est co-fondateur. Quel est l’impact de Transfert sur le projet d’aménagement ? Comment penser la ville différemment ? Ce lauréat du Grand prix de l’urbanisme nous répond.

En commençant à travailler sur le quartier Pirmil-Les Isles dès 2011, l’idée même de Transfert n’existait pas. Comment l’arrivée du projet en 2018 a-t-elle changé la donne ?

Dorénavant, nous avons un interlocuteur sur le site, des gens qui y travaillent, pas seulement des grillons dans une friche ! Cela apporte une interactivité intéressante, surtout lorsqu’on fait de l’expérimentation. Ils ont un cadre organisé et structuré qui nous offre du contenu d’étude bien éloigné de cette image extérieure de joyeux bordel.

Transfert a-t-il donné un coup de projecteur à cette zone auparavant méconnue ?

À part le Leclerc Atout Sud, les Nantais ne connaissent pas cette partie du territoire. Le fait que Transfert accueille 170 000 personnes la première année a permis d’attirer des gens de la région et de la métropole. Le rayonnement qu’a pu donner Transfert à ce site est précieux, ses « utilisateurs » voudront peut-être vivre ici parce qu’ils ont fréquenté le site pour, initialement, d’autres raisons. Nous n’aurions pas pu le faire nous-même.

Transfert travaille la végétalisation de son site. Ces expérimentations seront-elles utiles au projet de construction de cette zone ?

Le sol du site Transfert est très aride. D’abord, l’espace a été remblayé avec trois mètres de sable sur des prairies humides dans les années 1970, puis la démolition des abattoirs a produit des tonnes de gravas. Comment fait-on vivre des végétaux dans ce tas de cailloux ? Cela fait parce des difficultés que l’on a en commun avec Transfert. La ville est plus ou moins vivable selon s’il fait chaud ou pas. Pour l’instant, Nantes bénéficie d’une ventilation favorable, mais ça ne va pas forcément durer, on le sait. Avec Transfert, nous collaborons à la création de jardins expérimentaux et innovants. On aimerait exploiter le sol tel qu’il est, le fertiliser progressivement, sans apport de terre extérieure.

Sur quels points « philosophiques » rejoignez-vous le projet Transfert ?

L’engagement sociétal ! Nous avons des préoccupations communes, même si nos méthodes sont différentes, ce qui n’est pas un problème, nous ne faisons pas le même métier. L’important est que nous soyons complémentaires. Outre un lieu festif culturel et de création, Transfert est aussi un espace de débat et de réflexion sur ce qu’est une ville. Il arrive à capter une forme de public qui ne serait pas directement impliqué dans ce type de réflexion. Ceux avec qui l’on fait habituellement des concertations publiques sont souvent des gens diplômés, qui ont du temps à consacrer à cela, pas des mères célibataires qui travaillent toute la journée et s’occupent de leurs enfants en rentrant. Je pense qu’il faut élargir le champ, on ne peut pas faire de la concertation qu’avec des BAC + 5 et des retraités de l’enseignement ou de l’ingénierie.

Cette question de « comment veut-on faire la ville » est-elle assez présente dans le débat public ?

Non, c’est indigne d’une démocratie. On n’aborde pas non plus les propositions les plus contradictoires. Par exemple, toutes les études sociologiques montrent que le discours ambiant est paradoxal. Tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut que tout le monde se mélange. En réalité, on se rend compte que quelles que soient les populations prises en compte (d’origine populaire ou aisée), la mixité est plus ou moins désirée. C’est-à-dire que l’entre-soi est toujours une option… C’est un vrai sujet de société, tout comme la question écologique.

Le changement de modèle urbain en est-il aussi un ?

Depuis 60 ans, on fait un modèle de ville pour la voiture. Maintenant, on commence à se dire qu’on devrait faire la ville pour les gens, ce qui serait pas mal ! Par rapport aux enjeux écologiques très peu réjouissants, il faut construire différemment. C’est assez facile pour une seule maison, c’est bien plus complexe quand il faut en construire une centaine.

Mieux construire implique aussi des coûts, et donc des loyers chers ?

La difficulté est d’avoir une compatibilité entre une accessibilité économique, ce qui veut dire en gros la diversité sociale (tous les gens n’ont pas les moyens d’acheter un logement à 5000 euros le mètre carré) et l’exigence écologique. Pour l’instant, on le fait mal et c’est inacceptable. C’est une des grandes questions politiques.

Pour vous, à quoi ressemblera la population qui vivra dans le quartier ?

Les nouveaux habitants de ce quartier sont majoritairement des gens qui viennent de l’aire métropolitaine. Il n’y aura pas que des Parisiens qui vont débarquer à Nantes !

Quant à Transfert, une partie de ses activités pourraient-elles persister alors qu’elles n’étaient pas intégrées au projet d’origine ?

Je ne sais pas encore sous quelle forme, mais certaines pourraient tout à fait être intégrées dans la vie urbaine du quartier.

Revenons sur la question de « la ville » et de sa construction. Est-il aujourd’hui possible d’envisager une ville aussi créative que pratique ?

Aujourd’hui, on a un vrai effet de standardisation qui est catastrophique, et encore, je suis gentil… C’est pitoyable. Par exemple, dans un immeuble de logement, tout est abominablement normé, de l’emplacement du digicode à la position des boîtes aux lettres en passant par le palier. Donc la question de « comment réintroduit-on du spontané » dans les bâtiments est essentielle.

Intégrer des artistes dès l’origine de la construction comme l’a fait Transfert est-il une solution pour lutter contre cette standardisation ?

Pour l’instant, on n’a pas vraiment associé les artistes dans la fabrication effective des choses. C’est une vraie question et si on veut le faire, il faut effectivement les consulter très tôt plutôt que de leur commander une sculpture pour un rond-point quand tout est déjà fini. L’art a aujourd’hui d’autres dimensions, l’artiste peut par exemple organiser des événements, faire des choses qui impliquent le corps dans l’espace du côté de la chorégraphie. La ville a tout à gagner à s’associer à des artistes de manière plus diffuse et vivante que de manière ponctuelle et statique.

Propos recueillis par Pierre-François Caillaud (rédacteur en chef du Magazine Grabuge).
Crédit photo : Emma Rodot