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Comédienne, marionnettiste et autrice de projets artistiques pour l’espace public, Julie Fache et la compagnie J’ai vu Louisa ont créé deux marionnettes à taille humaine, aussi réalistes que troublantes. En abordant la solitude de la vieillesse, l’artiste s’adresse autant aux gens accoutumés aux événements culturels qu’à ceux qui n’y ont pas accès. 

Pourquoi avoir choisi l’espace public comme théâtre et pas le théâtre plus classique ?

Formée au conservatoire de Nantes et d’Angers, je viens finalement du théâtre classique. J’ai joué les textes de Shakespeare, de Brecht, de Molière, etc. La « boîte noire », comme on l’appelle, je l’ai côtoyée durant plus de dix ans. J’adorais ça, mais j’avais l’impression de toujours jouer pour les mêmes personnes. Ce sont les voyages qui ont alimenté mon amour pour l’aventure et la rue. Il me fallait ouvrir l’espace, et la scénographie qu’offre la ville est parfaite pour cela. Et pour les spectateur·trices, c’est une position moins passive que celle que l’on peut avoir dans le théâtre où l’on s’assoit confortablement. Là, les habitantes et habitants sont acteurs de ce qui se passe. Avec la compagnie nous souhaitons aller les chercher, les troubler, les questionner. Aller à la croisée de tous les publics dans la rue. 

J’ai vu Louisa n’est pas à proprement parler un spectacle de rue, mais une forme déambulatoire où deux marionnettes à taille humaine traversent la ville. L’idée est de refléter l’isolement de la vieillesse. Comment en êtes-vous arrivée à cette thématique ?

Pendant un an, à Marseille, je me suis mise en lien avec des associations qui accompagnent des personnes âgées en situation de grande précarité ou d’isolement, qui clairement mouraient seules, chez elles ou dans la rue. J’ai voulu, suite à ces rencontres, créer une marionnette qui vient refléter ces personnes, qui soit leur porte-parole, même si elle ne parle pas. 

Elle ne parle pas ? 

Je ne suis pas ventriloque et, avant tout, créer la rencontre à travers d’autres médiums que le texte et la parole me plait beaucoup, une bascule temporelle s’opère et laisse la place aux habitant.es d’être acteur dans ce silence. C’est une marionnette à « corps porté », donc je glisse ma main droite à l’intérieur de sa tête, son corps est attaché au mien et ma main gauche devient la sienne. On fusionne toutes les deux. C’est une espèce d’animal centaure. Je disparais derrière elle, je ne parle pas, je l’accompagne, vêtue de noir. C’était un pari !

Et quelles ont été les réactions ? 

Au départ, c’était plutôt un personnage qui venait refléter, dans sa solitude, la vieillesse, mais les gens ont vraiment fait une place à cette marionnette. Nous ne le savions pas, mais dans le silence, le public est encore plus force de proposition. Les commerçant·es l’interpellent et lui demandent de venir, le barman lui paie un café, etc. Louisa constitue un objet transitionnel avec qui les gens, avec un cœur d’enfant, jouent le jeu, comme si le personnage existait réellement. 

© Agnès Gatelet

Il faut dire que le réalisme de la marionnette est troublant… 

Pour le visage, nous avons choisi de nous appuyer sur des photos de personnes âgées qui existent réellement, des femmes occidentales, asiatiques et amérindiennes. Concernant le reste, il faut imaginer un corps en mousse avec des vêtements de vieille dame assez précaire. L’idée, c’est vraiment de créer un personnage réaliste dans la rue, puis une rumeur se répand petit à petit, pour arriver à l’étape de la rencontre. 

Entre avril et août 2022, vous avez effectué trois semaines de résidence à Transfert, que vous a apporté cette collaboration ? 

La compagnie avait besoin d’un lieu, d’une structure, d’un « compagnon de route ». En plus d’être un endroit atypique, Transfert s’interroge depuis longtemps sur la question du lien intergénérationnel, l’équipe travaille avec différentes associations qui questionnent la place des aîné·es dans la ville, c’est ce qui nous a donné envie de nous rencontrer. L’équipe de Transfert a beaucoup de savoir-faire, elle est de bon conseil ! Lorsque j’avais une question ou besoin d’un coup de main ils étaient là. 

© Margaux martin’s

Ce fut aussi l’occasion de créer Gaspard, une seconde marionnette à taille humaine.

Oui, Gaspard vient se joindre à Louisa et devient une autre figure, une autre vieillesse, celle d’un homme solitaire qui interroge le sort que l’on réserve aux personnes âgées isolées en ehpad. Lui-même arpente la ville, égaré, car il vient de s’échapper de celui dans lequel on l’a placé contre son gré. 

En plus de nous avoir accueillis, prêté son lieu (notamment la cale du Remorqueur), Transfert nous a accompagnés financièrement sur ce projet. 

Lors de cette résidence, quel a été votre contact avec le public, notamment âgé ?

Transfert m’a mise en lien avec des associations pour que je rencontre des personnes âgées, notamment en EHPAD. Louisa a noué des relations tendres avec les résident·es, leur tenait la main, les écoutait car les personnes âgées ont beaucoup de choses à raconter. Nous avons vécu des moments de rires, de pleurs… on a même eu un petit mariage fictif. Depuis, j’écris des lettres à ces personnes, je leur donne des nouvelles de Louisa, cela va plus loin que le moment de la rencontre. Nous avons aussi partagé du temps avec toutes sortes de groupes (enfants, adultes, etc.) en visite sur le site qui passaient nous voir lorsque nous travaillions. Sous le chapiteau, nous montrions les marionnettes et leur fonctionnement aux enfants, un vrai travail de médiation. Nous avons aussi joué devant le public de Transfert et de Rezé durant le festival Ter-Ter (16 au 18 septembre 2022) et Curioz’Été (activités menées par la Ville).

© Pick Up Production

Un site comme celui-ci est-il propice aux spectacles « de rue » ? 

C’est la question que je n’ai pas arrêté de me poser ! Transfert est un lieu complètement atypique et singulier, c’est déjà un spectacle en soi, l’architecture du lieu, l’espace. Toutes les propositions artistiques concerts, spectacles existent à ciel ouvert. C’était un challenge, mais Louisa a quand même surpris les visiteur·euses. 

© Margaux Martin’s

Transfert constitue-il un « espace public » pour vous ? 

Peut-être pas « espace public », mais en tous cas un espace à ciel ouvert où les gens marchent comme lors d’un festival de rue. Ils vont choisir, naviguer entre tel ou tel concert, tel ou tel spectacle. Ils Les gens sont libres de leurs mouvements, de se poser là où ils veulent, sans se sentir obligés de rester assis devant un spectacle. Ils peuvent être en train de boire un verre, discuter, tout en pouvant goûter à toutes les riches propositions artistiques proposées. 

L’espace public, tel qu’il existe aujourd’hui, est-il intergénérationnel ?

Oui, clairement ! Mais il y a énormément de choses à inventer pour les personnes âgées. Je ne pense pas que les EHPAD soient une solution pour prendre soin de nos aîné·es. Grâce à certaines associations, il existe des alternatives, comme la colocation intergénérationnelle. Les festivals aussi permettent de brasser, de se mélanger. 

Les spectacles dans l’espace public favorisent-ils le lien social, selon-vous ?

Que l’on parle de festivals ou de spectacles, ces rendez-vous constituent des rituels qui permettent la rencontre entre les gens. Je tends vers ça. Ça m’interroge… Je suis en train de chercher, je n’ai pas réponse à tout, mais je sais que le pouvoir des associations et des événements culturels, artistiques est très puissant sur ça. 

Transfert vient de clore sa dernière édition. Pour vous, que restera-t-il du projet ?

Il y a eu tellement de choses très fortes sur ce lieu, donc il y aura déjà l’empreinte. Même si tout ce qui a été construit avec une énergie de dingue va peut-être être retiré physiquement, je pense qu’il y aura quand même quelques traces. Les gens aimaient y aller pour faire la fête, découvrir, se laisser surprendre, j’espère que cela inspirera d’autres lieux comme celui-ci à Nantes ou à Rezé ou ailleurs. 

Interview réalisée par Pierre-François Caillaud (rédacteur en chef de Grabuge magazine)