Skip to main content

Architecte-urbaniste, ex-inspectrice générale de l’administration du Développement durable mais aussi lauréate du Grand Prix de l’urbanisme en 2016, Ariella Masboungi publie également des ouvrages sur la fabrique de la Ville, notamment La ville pas chiante, coécrit avec Antoine Petitjean et édité en 2021 par Le Moniteur, évoquant Transfert dans ses pages.


Quelle était la démarche d’écriture de La ville pas chiante ?
Le livre reflète une démarche menée de longue date sur la question urbaine et cherche à lutter contre la production d’opérations urbaines ennuyeuses et répétitives ! Les architectures se ressemblent du nord au sud de la France, voire en Europe et ailleurs, on ne sait pas dans quelle ville on est ! Nous construisons la ville trop vite en suivant des modes architecturales dont on va forcément se lasser. Or, la ville doit nous surprendre comme le font les villes héritées de l’histoire. On y va pour faire quelque chose et on y découvre autre chose. Et surtout la ville pas chiante c’est une ville mutable soucieuse de l’existant, ce qui n’est guère le cas de nombre d’opérations et en particulier les macro-lots. Il ne faut pas oublier que la maladie de ces grands ensembles n’est guère leur forme, mais leur immuabilité. La « ville pas chiante » évolue, se transforme, accueille des initiatives, donc elle change en permanence et s’adapte aux évolutions intrinsèques à l’urbain !


Comment l’urbanisme peut-il accompagner ce changement quand, par définition, cela consiste à produire du « dur » ?
D’abord, l’une des choses dommageables dans les projets urbains est que le programme est défini à l’avance au lieu d’évoluer au gré des opportunités, du marché, des initiatives ! À 30 ans, j’avais écrit un article titré « Du dérapage contrôlé des opérations d’urbanisme ». À l’époque, on parlait de « dérapages ». Mais il n’y a pas de dérapage ! Par nature, l’opération d’urbanisme évolue car les usages changent comme le marché, le jeu des acteurs et les questions urbaines au sens large du terme. Il y a dix ans, qui aurait imaginé des tiers-lieux ouverts à l’inattendu, des colivings, coworkings, fablabs, … Un autre gros problème des opérations d’urbanisme, c’est qu’elles produisent des sites vierges pendant des années. Or, une opération d’urbanisme prend 20 à 30 ans pour le moins. Pendant ce temps-là, les lieux peuvent être appropriés pour bien des usages et anticiper les programmes futurs !


Quelles sont les raisons de l’apparition de ces fameux tiers-lieux ?
Les tiers lieux font sans doute partie de la demande de lieux inattendus et ouverts à des usages plus libres. Ils montrent une voie qui répond bien peut-être à ce que je perçois en France (et pas seulement), comme une remise en cause de la démocratie élective. La nouvelle génération est bien moins convaincue de la légitimité du pouvoir politique décideur. Il me semble que se confrontent ceux qui sont accrochés aux modes de faire classiques et qui sont peu ouverts à des appropriations directes des lieux par des groupes sociaux soucieux de participer à la fabrique urbaine. De l’autre ces derniers qui veulent prendre part à la fabrication de la ville et qui ont des choses à dire et n’envisagent pas du tout la « participation » à l’ancienne qui consiste caricaturalement à expliquer aux administrés le bien qu’on envisage pour eux. Et puis, il y a le cran au-dessus, les « preneurs d’initiatives », les place-makers. J’y crois beaucoup, ils inventent souvent des ingrédients essentiels que l’on n’aurait jamais su concevoir de manière traditionnelle. C’est le cas de Transfert sans doute.


Justement, comment avez-vous découvert le projet Transfert avant de l’intégrer à votre livre ?
Le livre comporte dans ses 10 défis des interviews d’acteurs innovants tels l’urbaniste Frédéric Bonnet que je considère comme un urbaniste de premier ordre. Il m’a parlé de Transfert dans le cadre du défi pour la ville qui « fabrique des accidents », c’est-à-dire des éléments de surprises favorables à la diversité, à la complexité et au plaisir urbain. Transfert m’a alors invitée à participer à un débat des Rencontres Éclairées sur le site.


Pourquoi de tels projets ne sont pas plus fréquents partout en France ?
Nantes fait partie des villes les plus hospitalières à cet égard ! On peut souligner qu’elle a accueilli des initiatives comme Royal Deluxe qui venait alors de Toulouse. Ici, il y a une appétence pour la fabrication urbaine innovante, ce qui n’est pas toujours le cas d’autres collectivités. À Nantes on rencontre aussi des aménageurs moins rigides qui intègrent ce que peut apporter le supplément d’âme qui ne se chiffre pas. Des démarches comme Transfert peuvent aider par ailleurs à réunir une forme de cohésion sociale, ce qui n’a pas de prix quand on sait ce que les recours coûtent aux collectivités. Savoir investir pour la durée n’est pas aisé comme c’est le cas pour les investissements durables dont la rentabilité est décalée dans le temps.


Pensez-vous que Transfert peut prendre part au projet immobilier de Pirmil-les Isles ?
Il le faudrait vraiment. Je crois que la Métropole serait partante, la ville de Rezé peut-être, mais Transfert est prêt à jouer le jeu en bonne intelligence avec les collectivités, urbanistes et aménageurs. Ce qu’ils ont réalisé pour apprivoiser le site, initier des usages inattendus, produit une esthétique surprenante, réuni des populations qui s’ignoraient, c’est formidable ! Avec leurs débats, colloques et workshops, ils ont invité des personnes venues d’horizons divers et mené des expérimentations urbaines in vivo. Ils ont produit une matière intellectuelle formidable qui fait aujourd’hui d’eux des spécialistes de l’urbain, aptes à prendre part à la fabrication de la ville.


Grâce aussi à leur contact auprès des habitants ?
Lorsque j’ai participé aux Rencontres Éclairées, il y avait des habitants du quartier, mais aussi nombre de profils différents qui avaient tous l’air de s’y retrouver. Pour eux, c’est ça la « ville créative », notion proposée par le chercheur Richard Florida qui évoque notamment l’appétence des créatifs pour une offre underground aux côtés d’une culture plus traditionnelle. Cette forme d’underground ne me paraît pas dispendieuse et elle est de nature à faire vivre le site qui sera vierge longtemps au regard de la durée des opérations urbaines (encore rallongée à présent au regard de nombre de nouvelles contraintes dont les recours, la disponibilité et le renchérissement des matériaux, etc.). Donc, on pourrait parfaitement utiliser la partie du site qui ne sera pas aménagée tout de suite pour continuer le processus et inspirer la future programmation urbaine. Mais pour ce faire, il faut un portage politique puissant, sinon c’est impossible.


Quelles seraient les motivations d’un tel soutien politique, en général ?
C’est dans leur intérêt ! On est confronté à la nécessité de produire logements, équipements et autres, ce qui entre en conflit avec le rêve écologiste de la ville peu dense et verte. Évidemment, on a besoin de construire des logements, mais quand les gens bloquent les projets, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, ça coûte une fortune aux villes qui ont acheté le terrain, mobilisé des aménageurs… Ce sont des frais qui courent. Ne pas densifier l’urbain c’est loger les gens en périphérie en artificialisant les sols et en posant des problèmes croissants de transports, sans oublier les problèmes sociaux engendrés. Trop souvent en France, la vision de l’écologie et du social ne s’articulent que peu. Or, le social, c’est l’écologie !


Et vous, en tant qu’autrice et spécialiste, quel est votre rôle à jouer ?
Mon travail, c’est d’être à l’affût des innovations et de comprendre comment elles se produisent. Ça s’appelle scientifiquement « l’optimisme méthodologique ». Si on arrive une fois à le faire, cela ne veut pas dire que l’on va reproduire la même chose ailleurs, mais qu’on a compris le chemin et qu’on possède dorénavant une référence. Je pense que la Métropole de Nantes est l’un des meilleurs contextes en France pour poursuivre le processus innovant et inventer l’articulation entre le hard et le soft. Si on n’y arrive pas ici, on n’y arrivera nulle part.


Revenons à Transfert, quelle a été votre première impression lorsque vous êtes arrivée la première fois sur le site ?
En plus de l’ambiance chaleureuse, les objets qu’ils ont fabriqués sont formidables et inattendus. Je pense qu’on a besoin de ça. Dans La ville pas chiante, on évoque des esthétiques non-conventionnelles qui participent de la complexité urbaine bienvenue. Ces objets étranges stimulent les imaginaires et peuvent ne pas se contenter de rester dans l’urbanisme transitoire, mais bien prendre place dans la fabrique urbaine normale. Ces objets ont été fabriqués de bric et de broc, avec de l’existant, c’est riche d’usages, donc c’est fort.


Quel est l’ingrédient principal de cette qualité que vous recherchez ?
La reconversion ! Quand vous partez d’un bâtiment existant, c’est très souvent intéressant d’en faire autre chose avec un nouvel usage. On doit beaucoup à l’urbaniste Alexandre Chemetoff qui défend depuis très longtemps le réusage de l’existant et défend le fait que « le projet initie le programme » mais cela demande de laisser de la place à l’initiative et donc à l’inattendu, voire aux « folies. »


Des folies ?
Comme les Folies du Parc de La Villette à Paris. Ce sont des objets d’une facture plus modeste surprenants créés dans le parc pour des usages ouverts et variés. On peut d’ailleurs considérer que Transfert fabrique des folies qui pourront rester. On gagne la bataille quand les choses extraordinaires deviennent ordinaires.

Interview réalisée par Pierre-François Caillaud (rédacteur en chef de Grabuge magazine)

© Romain Charrier