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Anthropologue, ancien-chercheur dans un laboratoire à la Cité des Sciences, manager de tournée, créateur des lieux Les Abeilles et La F.E.R.M.E. à Saint-Nazaire, de l’agence territoriale What Time Is I.T. puis du Wattignies Social Club à Nantes, Stéphane Juguet constitue une véritable fabrique à penser la Ville et la transition urbaine. Depuis peu, il travaille étroitement avec Transfert et son laboratoire pour ré-articuler et reformuler le projet.

Stéphane Juguet pendant les Rencontres éclairées de Transfert

En quoi, votre travail en tant que tourneur a nourri votre réflexion sur les transitions urbaines ?
Tout n’était que « plier-déplier » dans tous ces endroits que l’on appelait à l’époque « squats » ou « lieux à pratiques hybrides » devenus communément ce que l’on appelle des « tiers-lieux », même si je ne valide pas complètement ce terme.

C’est-à-dire ?
Aujourd’hui, les « tiers-lieux » terminent souvent, et malgré eux, en une belle plaquette de communication ne proposant qu’une programmation assez convenue qui attire très vite le même type de public qui a les mêmes préoccupations écologiques et tout le tralala…. Je préfère parler de « tiers-liens », les lieux m’intéressent moins que les liens qu’ils hébergent.


Face à une société qui se communautarise ?
On assiste à une sorte de balkanisation de nos pratiques où l’on n’arrête pas de créer de la frontière entre nous, parce que c’est rassurant. C’est inquiétant ! Globalement, je me fiche du « vivre-ensemble », la question qui m’intéresse c’est « comment on fait société ?». Et justement, ces lieux de fabrique ont le pouvoir de nous faire retrouver cette question d’altérité, de ce rapport à l’autre, et tout l’enjeu est de bricoler des communautés entre elles à travers des places qui constituent des « réceptacles » pour après apprendre à faire société.

Comment arrive-t-on à mélanger toutes les communautés dans un lieu de fabrique ?
Déjà, il faut réinventer des modèles hybrides qui reposent sur autre chose que la vente de boisson. C’est comme ça que la pinte passe rapidement de 5 à 8 euros et qu’on se coupe d’une partie de la population. Deuxièmement, il faut une programmation éclectique qui doit être exigeante ET populaire. Le troisième critère, c’est la capacité à créer du vide. Un lieu rentable très vite se remplit et finit par se fossiliser dans deux ou trois choses qui marchent, alors que la vraie capacité, c’est justement de recréer toujours du vide pour faire apparaître un espace public dans lequel chacun doit trouver sa place sans prendre toute la place. La quatrième exigence est une forme de radicalité parce que les gens ne viendront pas dans un lieu qui est neutre et sans point de vue. Ils viendront se confronter à un point de vue ! Enfin, pour qu’un projet soit véritablement appropriable par des communautés multiples et variées, il faut qu’il advienne doucement pour que les gens puissent s’en saisir progressivement. C’est le plus dur, mais au bout de compte, le lieu ne sera pas un endroit qui se raconte des histoires, mais un endroit qui héberge des histoires.

Lorsque vous avez découvert Transfert à son arrivée en 2018, qu’en avez-vous pensé ?
J’étais sceptique ! Je trouvais intéressante l’idée de faire venir des « forains », un monde que je connaissais bien, mais j’identifiais l’équipe de Pick Up Production et du festival Hip Opsession au monde du hip-hop et seulement de l’événementiel. Je ne comprenais pas comment ils allaient réussir à produire un laboratoire sur cette question de la fabrique urbaine. J’avais peur que le projet ne soit qu’une vitrine communicationnelle et événementielle pour nous faire croire qu’ici se fabriquerait la ville de demain.

Comment le projet vous a-t-il convaincu au final ?
Déjà, j’en ai entendu parler par les « marges », par des gens qui travaillaient avec eux qui étaient dans mes réseaux, mais pas forcément Nantais. Et puis j’ai rencontré l’équipe du laboratoire de Transfert, extrêmement subtile dans les questions qu’elle se posait. C’est là que j’ai pris la mesure de nos familiarités et des combats que nous partagions. Enfin, j’ai rencontré Nico, le directeur de Transfert, qui m’a dépanné au Wattignies Social Club alors j’avais une galère. C’était bref, mais je me rappellerais longtemps de ce geste. C’est là que je me suis dit « j’ai face à moi un vrai forain ».

Comment en êtes-vous venu à collaborer ensemble ?
L’équipe de Transfert se retrouve devant une problématique de transition qui va nécessiter un positionnement stratégique doté d’une vision pluridisciplinaire, à la fois politique, urbanistique, sociologique et artistique. Et pour être accompagné sur ces différents registres, il est difficile de trouver une personne qui ait ces quatre casquettes.


En quoi consiste votre mission ?
Avec l’arrivée du nouveau quartier Pirmil-les Isles, Transfert ne doit pas effectuer une transition, mais une métamorphose. Cela va l’obliger à passer d’un récit onirique, poétique et artistique à une vision prospective, urbaine et politique. Il faut changer de registre pour être entendu et non écrasé par le jeu d’acteurs qui est en train de se dérouler sur cette ZAC. Le but est vraiment de les accompagner pour qu’ils puissent adopter le bon comportement, trouver la bonne posture, sans perdre le point de vue qui est le leur. Le deuxième axe est de sortir des grilles du « transitoire » pour rentrer dans le monde des transitions et devenir un véritable interlocuteur à ce sujet.

L’enjeu est donc le futur de Transfert ou de son héritage ?
Déjà, ce qui se joue n’est en rien une question esthétique, ce n’est pas parce qu’un container restera posé sur un rond-point du nouveau quartier que l’histoire du projet sera conservée. L’histoire doit rester vivante. D’abord, Transfert doit s’adapter au « récit technique » d’un projet urbain. En gros, c’est généralement effectué par une technocratie qui traduit un « espace » en tableau Excel puis qui déroule son programme, le tout souvent guidé par des gens qui ne veulent pas finir au-delà de 18h, mais qui ont un pouvoir. Ensuite, il faut maîtriser le « récit politique » qui doit porter une vision d’aménagement du territoire avec pour ambition de faire de Nantes Métropoles une ville qui soit singulière, originale, attrayante, populaire, inclusive (bref, tous les mots-clés…) et qui doit trouver dans Transfert un intérêt de défendre ce bout de gras. Et puis il y a une troisième couche sur laquelle Transfert se doit d’agir, celle des imaginaires dont Nantes se définit comme la capitale.

Décrivez-nous l’imaginaire nantais ?
Cela ne se limite pas à Jules Verne. Par exemple, vous avez un imaginaire de l’Île de Nantes lié à l’eau, aux chantiers qui ont su se réinventer, à la métropole rayonnante et attrayante, au high-tech ou au design… À Rezé, il y a une place pour un imaginaire plus forain et populaire qui a émergé autour de Transfert, mais qu’il faut retransformer pour l’inscrire dans le projet urbain en devenir. Si l’on souhaite voir apparaître de nouvelles pratiques et des lieux populaires (au sens où nous réapprenons à y faire société), on a besoin d’inventer de nouveaux imaginaires et c’est là-dessus que Transfert peut avoir un pouvoir.

Cette notion d’imaginaire est-elle souvent prise en compte dans un projet urbain ?
Nous sommes encore enfermés dans une conception de la fabrique urbaine extrêmement rigide, alors que l’expérimentation va devenir la norme. La normalité, c’est la différence, la spontanéité et même les ajustements ! Ce qui n’est pas normal, c’est cette conception statique de la fabrique urbaine face aux éléments auxquels nous allons être confrontés comme la montée des eaux, les intempéries, les crises sanitaires, les conflits politiques… Transfert, à travers son récit des nomades, d’effervescence et de spontanéité où l’on bricole avec le « déjà-là » est un précurseur des modes de vie de demain. Donc le combat de Transfert n’est pas de se laisser enfermer dans un lieu. L’enjeu pour eux, c’est cette capacité à défendre du vide, dans une ville qui tend à se remplir et à se fossiliser avant même qu’elle soit sortie de terre.

Quelles sont les vertus du vide ?
Transfert, c’est d’abord du vide, c’est-à-dire un espace capable de percevoir des choses que l’on imaginait pas il y a deux jours. Ce nouveau quartier doit trouver son espace des possibles, et Transfert en est l’état d’esprit. Ce n’est pas une question esthétique, mais de capacité à laisser place, dans une ville qui finit par se remplir, à des lieux de libertés et d’expression nécessaires parce que ce sont des espaces de respiration.

Ces espaces peuvent-ils constituer la « ville de demain » ?
Aujourd’hui, toutes les démarches de concertation, tous les ateliers de co-construction qu’on peut mettre en place sont largement guidées par ce qu’on appelle le « design thinking », une sorte de design fiction à la Walt Disney avec des images urbaines de personnes plutôt blanches et qui travaillent. Il n’y a jamais de chômeur ! Les seuls conflits qui semblent structurer leur quotidien sont des conflits de poussettes. Il n’y a pas de clochard, personne ne fume de drogues, on crée des bulles et on se raconte une belle histoire rassurante. Et face à ça, je crois qu’il y a place à une approche plus frictionnelle. Sans tomber dans la dystopie, il s’agit juste de se dire que le monde de demain sera fait de fragilités, de vulnérabilité et qu’il sera, espérons-le, profondément humain. Pour cela, il faut avoir des espaces publics et des aménagements qui nous permettent de nous frotter et donc de nous confronter à l’altérité.

 

 

Interview réalisée par Pierre-François Caillaud (rédacteur en chef de Grabuge magazine)

Photo © Romain Charrier